Quand nous étions butch

mai 2024, par Aaron Kimberley, femme lesbienne canadienne qui s’est identifiée « homme trans » pendant 20 ans. Traduction par Faustine et Julie, coordonnée par Résistance Lesbienne.

Avant-propos: le terme butch, apparut aux États-Unis dans les communautés lesbiennes des années 40 et 50, désigne des femmes lesbiennes ayant des comportements et portant des vêtements plus typiquement “masculins”. Le mot butch allait de pair avec le mot fem désignant à l’inverse des lesbiennes ayant une apparence et un comportement jugé “féminins”. En tant que Résistance Lesbienne, nous ne nous identifions pas politiquement au terme butch mais nous pensons qu’il est important de relayer la parole des lesbiennes s’exprimant contre la lesbophobie.

Entre 1995 et 2006, je faisais partie de la communauté des lesbiennes butch. Pendant ces années-là, malgré la dysphorie de genre dont je souffrais depuis l’enfance, parfois intensément, je n’avais jamais sérieusement envisagé de faire une transition médicale. Ça ne m’était même jamais venu à l’esprit avant les années 2000. La transition médicale était un concept marginal, tiré par les cheveux et risqué. Pinocchio n’est pas un vrai petit garçon.

La plupart des lesbiennes butch de Winnipeg, Halifax et Toronto que je connaissais, et plus tard celles de Vancouver, souffraient aussi de dysphorie de genre ou, plutôt, de Trouble de l’Identité Sexuelle, le terme utilisé à l’époque. Je sais que leur vie n’était pas toujours facile, mais elles gardaient toujours la tête haute. Il existait une « fraternité » entre butch et des fem qui nous adoraient. Certaines étaient stone, ce qui signifiait que leur dysphorie les dissociait de leur anatomie féminine, et elles n’acceptaient pas qu’on les touche, ou très rarement. Elles subissaient fréquemment du harcèlement et des agressions parce qu’elles étaient des femmes masculines, tout comme moi. Il existait une expression, « vessie de butch », pour parler du fait que nous évitions les toilettes publiques. 

À partir des années 2000, de plus en plus de FtM [Female to Male : femme effectuant une transition médicale pour acquérir les caractéristiques physiques d’un homme] sont apparues dans nos communautés lesbiennes. Elles étaient accueillies dans certains espaces lesbiens, dans d’autres non. Il m’a semblé à l’époque que les femmes butch se retrouvaient face à deux options : nous avions le choix entre rester des butch ou devenir des « mecs trans ». Pourquoi elles optaient pour l’une ou l’autre option… c’était un choix individuel et très personnel. Au fond, tout dépendait de ce qui permettrait de se faciliter la vie et de résoudre ses problèmes. C’était un choix pragmatique. Les problèmes en question pouvaient être des parents homophobes, la lassitude d’être harcelée, différents degrés d’inconfort corporel, une incompréhension de ce qu’est le trouble de l’identité sexuelle, des difficultés sociales ou professionnelles, des traumatismes, d’autres problèmes de santé mentale comme la dépression ou des troubles anxieux qui semblaient inévitablement nous affecter. Certaines transitionnaient tout en continuant de s’identifier comme des lesbiennes butch. Elles faisaient le choix de la transition médicale pour ressembler à des hommes, pas pour être l’un d’eux. Certaines hommes trans disaient n’avoir jamais eu de dysphorie de genre. Je ne sais pas ce qui les motivait à transitionner. Certains déclarèrent que c’était pour des « raisons politiques ». Certaines étaient des fans inconditionnels d’icônes de la théorie queer comme Judith Butler ou Judith Halberstam. Ces femmes adoptaient une persona masculine (une masculinité femelle intentionnelle, selon l’expression queer consacrée), pas d’être des hommes. J’ai fait le choix de transitionner peu après qu’un homme gay ait été battu à mort dans un parc adjacent. Il vivait à deux rues de chez moi. C’était un lynchage ciblé, par deux hommes qui ont pris leur voiture pour venir en ville depuis leur province dans le but précis de trouver un « PD ».

Nous avons brisé bien des cœurs.

Si les gosses dysphoriques d’aujourd’hui sont un tant soit peu comme nous il y a 20 ans, leur parcours m’attriste. D’autres ne voient que des bénéfices : l’accès aux interventions médicales est devenu plus facile ; il n’est plus nécessaire de faire un « test en situation réelle » (vivre comme si on est une personne de l’autre sexe pendant un à deux ans sans l’aide de la médecine) ; plus besoin de mois ou d’années de thérapie et d’évaluations ; les effets et risques des hormones sont mieux connus ; les chirurgies se sont améliorées, répandues et sont maintenant payées par des assurances (j’ai dû payer de ma poche pour faire une mastectomie et j’ai été sur liste d’attente pour une chirurgie de réassignation sexuelle pendant 10 ans).

Mais qu’avons-nous accompli ? Avons-nous éliminé les conditions rendant difficile pour une fille butch d’assumer sa masculinité ? Avons-nous rendu la vie des femmes butchs plus facile et plus sûre ? Nous sommes-nous débarrassé des familles, communautés, employeurs, soignant·es et politiques homophobes ? Apprenons-nous aux jeunes ce qu’est la dysphorie de genre, avec des termes scientifiquement valides ? Les aidons nous à intégrer cette condition de façon saine dans leur identité et leur représentation d’elles ou d’eux-mêmes ? Est-ce que nous disons aux filles masculines à quel point elles sont désirables ? Ont-elles pléthore de modèles positifs auxquels s’identifier ? Ou est-ce que les femmes butch sont-elles toujours regardées de travers par des inconnu·es ? Sont-elles toujours invectivées dans les toilettes publiques ? Est-ce que des jeunes hommes odieux leur crient-ils toujours des insultes par la fenêtre de leur voiture quand ils les dépassent dans la rue ? Est-ce que les femmes qui ne sont pas conformes au genre féminin craignent-elles toujours pour leur vie dans certains endroits ? Peuvent-elles oublier l’histoire de Brandon Teena [jeune femme lesbienne butch s’étant fait passer pour un homme à Falls City dans le Nebraska après y avoir déménagé en 1993. Elle a été battue, violée puis assassinée à 21 ans au cours de cette même année. Son histoire a été raconté dans le film Boys don’t cry, sorti en 1999 et réalisé par Kimberly Peirce, elle-même butch et ouvertement lesbienne]? Peuvent-elles voyager librement à travers le monde ? Peuvent-elles trouver des vêtements qui leur plaisent et leur vont ?

Je ne suis pas convaincue que nous ayons fait de réel progrès. Je pense que nous avons juste permis aux individu·es de changer de bord plus facilement, plus jeune, plus vite, et en changeant le narratif. On appelle ça maintenant « réalisations de soi ». Nous avons renforcé l’illusion. Nous avons convaincu de plus en plus de personnes que cette illusion était la réalité. Nous continuons à militer pour des chirurgies plus performantes. Les greffes de pénis et d’utérus apparaissent à l’horizon. Les jeunes gens arrivent en masse dans les cliniques. Celles-ci ne peuvent plus répondre à la demande. Les activistes se sont servi·es des théories queers pour expliquer nos différences, détrônant les définitions cliniques basées sur des recherches scientifiques du trouble du de l’identité sexuelle ou dysphorie de genre. On n’en parle plus comme d’une condition qui nécessite un traitement mais d’une variation humaine naturelle qui requiert d’être affirmée de quelque façon que ce soit (souvent par une médicalisation à vie). J’ai parcouru cette route jusqu’à son terminus, et elle m’a blessée tout autant qu’elle m’a aidée. Les chirurgies actuellement disponibles pour les FtM sont horribles. Les doubles mastectomies, phalloplastie et métaidoïoplastie sont des opérations éprouvantes. Le chirurgien états-unien que je suis allée voir pour ma métaidoïoplastie se vante d’un taux de complication très bas, mais les expériences dont j’ai connaissance (la mienne et celle de toutes les personnes ayant obtenu cette chirurgie avec lui ou d’autres) indiquent un taux plus proche des 100 %. Une des hommes trans à la clinique de rétablissement où j’étais a fait une hémorragie. Elle était au sol, incapable d’atteindre le bouton d’alarme, quand une autre FtM l’a trouvée et a réussi à le faire emmener aux urgences à l’hôpital. Les complications les plus communes sont les fistules [la fistule est une brèche anormale entre deux cavités à l’intérieur du corps (ex : entre le rectum et le vagin) ou entre une cavité interne et l’extérieur du corps] et sténoses urétrales [la sténose urétrale est un rétrécissement du canal urétral, qui relie la vessie à l’extérieur du corps, et qui est chargé de faire sortir l’urine. Elle peut apparaître à la suite d’une cicatrisation excessive ou d’une contraction de la paroi urétrale résultant de causes diverses telles qu’une pathologie inflammatoire, une blessure ou une infection. Les sténoses urétrales sont souvent liées à un traumatisme local]. J’ai choisi la métaidoïoplastie parce qu’elle est considérée comme moins risquée qu’une phalloplastie. J’ai immédiatement souffert de deux larges fistules (c’est-à-dire que mon urètre a éclaté en deux endroits) qu’il a fallu réparer par des chirurgies additionnelles. Je n’ai pas pu me baigner ou nager pendant un an jusqu’à guérison complète de ces plaies. Mon foie est en mauvais état parce que la testostérone a fait augmenter mon cholestérol au point de nécessiter la prise de statine, mais la combinaison des deux substances endommage mon foie. Quand nous subissons des complications, les médecins et chirurgiens de proximité ne savent pas quoi faire. Alors nous devons attendre, et nous déplacer parfois très loin afin de trouver une personne qui peut nous aider. 

Je n’ai aucun doute que la transition médicale peut aider certaines personnes. Cela m’a aidé pour certaines choses. J’ai aussi fait beaucoup d’efforts au cours des années pour me reprendre en main et atteindre la sérénité. Mais ne prétendons pas que c’est une promenade de santé. La promotion de tout ce qui est trans est absurdement trompeur. Il faut arrêter de saupoudrer de paillettes et d’arcs-en-ciel une réelle souffrance, comme si cela pouvait aider. C’est insultant. 

Si nous voulons vraiment aider ces gosses, nous devons rendre la vie des jeunes lesbiennes plus facile. La vie des filles butchs. Des garçons efféminés. De tous les enfants qui ne se conforment pas aux normes genrées. Des enfants singuliers et en difficulté sociale. Des enfants qui ne se sentent pas à leur place. Apprenons à mieux collaborer avec les parents afin de préserver les familles. Soyons honnêtes sur ce que les transitions impliquent vraiment, et ce qu’elles peuvent accomplir. Personne ne change réellement de sexe, et ces opérations sont des épreuves. Pourquoi utilisons-nous toutes nos ressources afin d’échapper à la brutalité plutôt que d’éliminer cette brutalité ? Nous mutilons nos corps parce que la réalité est pire encore. Pourquoi célébrer cela ?

La transition médicale n’est qu’une option parmi d’autres pour celles et ceux qui souffrent de dysphorie de genre. Nous avons besoin de reprendre en main notre compréhension de cette condition afin d’avoir des conversations fondées sur la réalité afin de résoudre les vrais problèmes sociaux et individuels. Le concept de « transidentité » cache de nombreuses difficultés sous-jacentes. Ma compréhension de moi-même par le prisme des théories queers n’a fait qu’aggraver ma dysphorie de genre. La transition médicale est devenue une addiction. L’illusion ne fonctionne que si on a la chance de « passer » [quand une personne ayant transitionné « passe », cela signifie qu’on les prend systématiquement pour un membre de l’autre sexe] et si tout le monde joue le jeu. Éviter tous les rappels de notre passé de femme et de notre biologie femelle est un cache-cache épuisant. Je ne veux plus faire ça. Comment pouvons-nous désirer cette forme de déni ? Certaines personnes bénéficieront peut-être d’une transition médicale mais nous avons quand même besoin de nous comprendre en étant ancrés dans la réalité, les deux pieds sur terre. 

Nos enfants méritent mieux. Si cela vous semble une affirmation transphobe, vous faites partie du problème. Nous réapproprier notre réalité telle qu’elle est vraiment n’est pas de la haine de soi. C’est s’accepter. Avoir d’autres opinions et une autre vision pour notre futur n’est pas de la haine. La haine, ce sont les skinheads qui encerclaient notre petit groupe lors de la marche des gays et des lesbiennes à Winnipeg en 1992, bien avant que la Pride ne soit un défilé. La haine, ce sont les hommes qui ont roulé de leur province jusqu’à Vancouver pour « buter un PD » et qui ont assassiné Aaron Webster dans le parc Stanley. Je suis très familière de la phobie. Ceci n’est pas de la phobie. Ceci est de l’amour.

Laisser un commentaire