par Renée Gerlich. Traduction par Camille, coordonnée par Résistance Lesbienne
Les guerres culturelles qui entourent le débat sur la « liberté d’expression » sont faites de telle manière que les femmes sont perdantes, quel que soit le camp qui l’emporte.
Le texte qui suit est extrait de Out of the Fog : On Politics, Feminism and Coming Alive (2022) publié avec l’aimable autorisation de Spinifex Press.
L’extrait est tiré d’une section intitulée « Discours », qui examine tout d’abord certaines façons dont la parole a été contestée après le massacre de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, le 15 mars 2019. Le tueur avait écrit un manifeste, dont la possession ou la distribution est devenue illégale – et en mai, la librairie Whitcoulls a également interdit temporairement le livre de Jordan Peterson, 12 Rules for Life (12 règles de vie). Le Parti vert de Nouvelle-Zélande a demandé que les lois néo-zélandaises sur les discours haineux soient revues et étendues afin de protéger la religion, l’identité de genre et l’orientation sexuelle. Évidemment, les défenseurs de la « liberté d’expression » se sont opposés à toutes ces mesures. Cet extrait propose une réflexion sur l’ensemble du débat d’un point de vue féministe.
Ni le concept de « liberté d’expression », ni les lois sur les discours haineux ne sont conçus pour protéger les femmes.
Si nous devions définir les concepts de base du débat sur la liberté d’expression contre les discours de haine en termes féministes, cela ressemblerait à ça : la liberté est un monde sans viol. La haine est la promotion du viol. Pour reprendre les mots d’Andrea Dworkin, « le viol est très répandu. Une caractéristique du viol est qu’il réduit les femmes au silence ». La silenciation est la peur, l’intimidation et l’exclusion de la sphère publique que les femmes vivent au sein d’une culture du viol. Comme l’écrit Susan Hawthorne dans son livre Bibliodiversity: A Manifesto for Independent Publishing (2014) (Bibliodiversité : un manifeste pour l’édition indépendante) :
La censure n’est pas seulement l’abattage et l’interdiction purs et simples des mots des écrivains et des artistes, et l’emprisonnement, la torture ou le meurtre de ceux qui prononcent des paroles rebelles. Elle s’aventure également dans le domaine du conditionnement social.
Dans Pornography and Silence (1982) (Pornographie et silence), Susan Griffin établit un lien entre la violence de la pornographie et le silence des femmes. Elle affirme que le silence est aussi bien interne qu’externe. C’est également le cas pour les peuples colonisés en général.
Qui plus est, « la liberté d’expression, lorsqu’elle est utilisée par Rupert Murdoch ou un pornographe, réduit au silence celles qui n’ont pas d’empires médiatiques derrière eux. » Regarder le monde du point de vue des femmes exige que nous repensions la signification de la liberté, de la haine, de la parole et du silence.
Traditionnellement, l’expression « liberté d’expression » fait référence au premier amendement de la Constitution américaine, qui empêche le gouvernement d’adopter des lois restreignant la liberté d’expression. Dworkin a souligné que la Constitution et le premier amendement ont été – comme la Déclaration d’indépendance – rédigés par des propriétaires terriens blancs qui possédaient des esclaves noires et des femmes comme biens. Le premier amendement n’a jamais eu pour but d’accorder aux gens le droit à une parole publique, mais de protéger ceux qui en ont déjà une. Cela pose deux problèmes pour les féministes : le premier est que le féminisme cherche à faire sortir la voix des femmes de la sphère privée pour la rendre publique, ce qui exige que les femmes acquièrent la capacité de s’exprimer quand ça ne leur est pas accordé. Dans ce cas, le premier amendement n’est pas d’une grande utilité. Comme l’a dit Dworkin :
Le premier amendement est maintenant utilisé de manière presque métaphorique pour la liberté d’expression, comme s’il protégeait le droit d’expression de chacun, et ce n’est pas le cas. Ce n’est pas un droit de parole accordé aux individus. Si c’était le cas, vous pourriez vous adresser au gouvernement et vous pourriez lui dire : « J’ai besoin de quatre minutes sur NBC… ».
Qui plus est, lorsque les femmes sont confrontées à des réactions hostiles pour avoir soi-disant parlé à tort et à travers en privé et en public (comme je l’ai fait), Dworkin dit :
Cela n’empêche pas un homme de vous frapper pour ce que vous avez dit… Cela n’empêche personne d’utiliser les représailles économiques contre vous pour ce que vous dites. Cela n’empêche personne de décider que vous êtes une salope arrogante à cause de ce que vous dites et qu’ils vont vous faire du mal parce que vous avez dit quelque chose qui ne leur a pas plu.
En fait, la « liberté d’expression » peut être utilisée pour défendre ce comportement, ce qui nous amène au deuxième problème du premier amendement : il soutient l’impunité des hommes et encourage les militants à rediriger leur soutien vers certains des acteurs politiques les plus infects. En conséquence, commente Dworkin :
Ils ont convaincu beaucoup d’entre nous que la norme du discours est ce que j’appellerais une Norme de Répulsion. C’est-à-dire que nous trouvons la personne la plus repoussante de la société et nous la défendons. Je dis que nous trouvons les personnes les plus impuissantes de la société – et nous les défendons.
Pour ceux qui promeuvent la liberté d’expression au sens « métaphorique », sans tenir pour acquises les limites du premier amendement, la phrase devient encore plus ambiguë. Non seulement le gouvernement, mais aussi les entreprises privées et le public sont censés protéger la liberté d’expression. De nombreux défenseurs de la liberté d’expression ne sont pas clairs quant à leur opinion sur le statut de la protestation elle-même : parfois, ils considèrent que les manifestations, comme les rassemblements et les piquets de grève, sont une forme de discours qui devrait être protégée. D’autres fois, la contestation représente une objection au discours dans lequel le gouvernement devrait intervenir. Parfois, le harcèlement est présenté comme une protestation, puis défendu au nom de la « liberté d’expression ». Cela semble dépendre du camp dans lequel on se trouve.
David Seymour, chef du parti libertaire ACT de Nouvelle-Zélande, est un défenseur de la liberté d’expression. Il défend les féministes qui contestent l’idéologie transgenre au nom de la liberté d’expression, mais il a également défendu des militants qui harcèlent des femmes dans une clinique d’avortement en utilisant la même rengaine. Parce que, comme l’écrit Hawthorne, « le mot « libre » est ambigu » et « le terme « liberté d’expression » semble inoffensif », il peut être utilisé pour justifier presque n’importe quoi en politique. Il devient le véhicule de l’agenda de n’importe qui, n’importe qui voulant promouvoir ses propres intérêts tout en obtenant le soutien d’autres acteurs politiques.
Pensez à la contradiction avec Seymour : si les conservateurs ont le droit de harceler les femmes dans les cliniques d’avortement, les femmes n’ont-elles pas le droit de leur dire d’aller se faire foutre et de nous laisser tranquilles ? Seymour défendrait-il également cette réponse au nom de la liberté d’expression (dans ce cas, pourquoi défendre les deux côtés d’un argument sans fin) ? Ou bien la considérerait-il comme une action contre la liberté d’expression ? Les défenseurs de la liberté d’expression tracent simplement ces lignes comme ils l’entendent.
De nombreuses personnes qui défendent sincèrement la liberté d’expression – y compris les féministes – font en réalité un plaidoyer pour la tolérance et le discours civil. Ces personnes nous demandent, sur le plan culturel, de développer notre capacité à gérer les désaccords ou les différences par le biais du débat et de la conversation, plutôt que par l’hostilité et la médisance. Ils sous-estiment le problème : ce n’est pas l’incapacité à être en désaccord de manière civilisée qui nous divise. C’est le viol qui nous divise. Le viol, la fétichisation de la violence, l’objectification, la brutalité, la peur, l’identification, le déni, la projection, le culpabilisation. Promouvoir la « tolérance », c’est sous-estimer la folie dans laquelle nous vivons. Et lorsque cela conduit les gens à promouvoir la « liberté d’expression », et donc à adhérer à une « norme de répulsion » associée, cela ne constitue pas seulement un écart important par rapport au projet de mettre fin au viol, mais cela peut conduire les féministes à la position étrange de défendre à la fois la dénonciatrice et l’auteur du viol.
C’est ce qui s’est produit lorsque la féministe canadienne et fondatrice du site Feminist Current, Meghan Murphy, a intenté un procès contre Twitter après avoir vu son compte supprimé en 2019. Lorsque Trump a également vu son compte supprimé, Murphy a fait valoir que « ce n’est pas une bonne chose que Trump ait été banni de Twitter » parce que « la liberté d’expression n’est pas seulement pour un côté … c’est pour tous les côtés. » Tout comme la liberté elle-même, bien sûr : elle est pour tout le monde. L’argument féministe est que la liberté pour tous nécessite la fin du viol, et nous ne pouvons y arriver qu’en amplifiant délibérément les voix des femmes, même si cela signifie que les hommes aient moins de temps d’antenne. Comme le dit Hawthorne,
la « liberté d’expression »… est souvent présentée comme importante pour un état de liberté sociale, mais quand on y regarde de plus près, la liberté de « qui » compte devient le facteur déterminant pour savoir si elle représente vraiment l’idée de « liberté ».
C’est ce qu’enseignent à la fois Paulo Freire et Andrea Dworkin. Le poète écologiste Will Falk l’explique aussi magnifiquement dans un poème qu’il a écrit alors qu’il vivait à Thacker Pass, dans le Nevada, dans le cadre d’une occupation visant à mettre fin à l’exploitation du lithium là-bas. Ce poème s’intitule « First, There’s the World » (D’abord, il y a le monde) et reprend l’idée de Dworkin selon laquelle la liberté d’expression commence par l’intégrité du corps. Il pose la question suivante :
Car qu’est-ce que la poésie sans la voix ?
et qu’est-ce que la voix
si ce n’est pour le monde qui rend la voix possible ?
Je suis sûre que Falk, dont le travail consiste actuellement à protéger la faune et la flore du col de Thacker contre le passage de bulldozers à des fins lucratives, serait d’accord pour dire que pour arriver à un monde dans lequel la parole est vraiment libre – c’est-à-dire un monde sans viol ni coercition – les élites masculines devront supporter de perdre plus que leur compte Twitter.
Renée Gerlich est l’autrice de Out of the Fog : On Politics, Feminism and Coming Alive (2022), publié par Spinifex Press. En 2021, elle a fondé Dragon Cloud Press pour publier sa série Brief Complete Herstory, disponible sur dragoncloudpress.com.